Celui qui dit "est"

Publié le par Grégor

L’homme est celui qui dit « est ». Et même si son dire n’est pas toujours explicite et que ce « est » reste muet, toujours il nomme, même silencieusement, ce qui l’entoure.

Καὶ πᾶν ὃ ἐὰν ἐκάλεσεν αὐτὸ αδαμ ψυχὴν ζῶσαν τοῦτο ὄνομα αὐτοῦ.
« Et comme l’homme nommerait une créature animée, tel devait être son nom. » Genèse


Ainsi l’homme est celui qui appelle les choses et leur donne un nom. Il dit ce qu’elles sont. Ces définitions peuvent correspondre avec plus ou moins de justesse à ce qu’elles désignent et de là naissent le vrai et le faux. Pourtant il semble bien qu’au-delà de cette possible adéquation dans le vrai naisse la possibilité même d’un écart dans le faux, au moyen de ce « être » si spécifique à l’homme. Peut-être même que l’homme est celui qui est dit et que le langage d’une certaine manière le contient. Son être est contenu dans la possibilité singulière qu’il a de dire « est ». Si « est » est bien le maître mot du langage. De ce fait, l’homme par une certaine efficacité symbolique, naît doublement, physiquement et symboliquement, et cette seconde naissance par le « être », est finalement en correspondance étrange avec cette physis, puisque celle-ci, en tant que monde réel, peut être influencée par l’autre, en tant que monde symbolique, si l’inconscient comme le suggérait Claude Lévi-Strauss ne fait pas de différence entre le réel et le symbolique. Le passage entre réel et symbolique se fait par l’inconscient. Ainsi, inconsciemment nous pourrions être plus dits que diseurs. Si notre propre corps de mots fait de nous les jouets de choses refoulées, oubliées, douloureuses. Et que notre corps de chair n’est pas insensible à ces troubles inconscients. Certaines associations, à peine entrevues, immédiatement refoulées, nous hantent, comme un sacrilège commis. Je pourrais donner un exemple.
Récemment j’ai voulu reprendre les mathématiques. Or, j’ai entretenu avec cette très noble discipline des rapports troubles.
J’avais refoulé une partie de ma vie et plus particulièrement celle où je devais passer des examens de mathématiques et où je ne comprenais rien, absolument rien à la copie qui m’était proposée.
J’étais alors dans un excellent lycée. Malgré mes échecs, je n’ai pas été ingrat envers ce lycée, que j’ai admiré et que j’admire encore.
Mais j’avais totalement refoulé ma déception mathématique et il m’a fallu retrouver, par jeu et par loisir, cette discipline, ces formules byzantines, pour que me revienne ce traumatisme auquel je n’étais nullement préparé. Il faudrait être poète pour pouvoir exprimer la déliquescence que notre âme subit lorsqu’elle se retrouve confrontée à un contrôle de mathématique que rien ne la préparait à subir. Car il faudrait avoir l’esprit que j’ai aujourd’hui pour pouvoir affronter les épreuves que j’ai subies à quinze ans.
Ce qui nous regarde à travers ces longues et sans doute ennuyeuses péripéties, est cette estime de soi dont on parle tant, à tort et à travers. Les « tu manques de confiance en toi » que l’on s’entend dire après avoir été le dernier des derniers, comme un reproche.
Certes j’aurais dû m’accrocher davantage et faire plus d’efforts, pourtant nous passions nos huit heures par jour à étudier, ce qui est énorme, et il aurait fallu encore tout apprendre en dehors des classes ? Il n’y avait aucun effort pédagogique. À ce propos, j’ai eu en horreur la pédagogie et j’ai eu bien du mal à comprendre cette discipline. Cela est dû certainement à l’éducation que j’ai reçue et qui malgré les traumatismes qu’elle m’a infligés est restée mon modèle indéracinable. Peut-être même du fait de ces traumatismes.
Mais aussi du fait que l’exigence est nécessaire au savoir. Que faire de ceux qui comme moi plus jeune n’ont pas suffisamment d’exigences envers eux-mêmes et qui se laissent aller ?
Il faut ajouter au portrait de cette époque que même si j’étais dans un excellent établissement, les professeurs étaient souvent démunis.
Notre comportement était loin d’être exemplaire et c’est une honte.
On sous-estime la difficulté pour un professeur d’avoir de l’autorité. Tout le laxisme avec lequel on entreprend d’enseigner aux élèves est aussi mauvais pour eux-mêmes que pour leur professeur. J’ose dire que j’aurais été un bien meilleur cancre si l’autorité avait été plus ferme.
Je me suis aperçu depuis quelques paragraphes déjà que ce simple exemple est encore vif et douloureux pour moi, puisqu’il m’a coûté bien des lignes de sang. La machine automatique s’est lancée et aura je l’espère démontré que nous sommes d’une certaine manière bien plus possédés par le langage que nous le possédons. Car lorsque j’ai moi-même été professeur bien des comportements que j’ai eu s’expliquent par mes traumatismes passés et bien des thèses que j’ai cru défendre n’étaient que les fantômes de mon passé d’élève. La confrontation à la réalité est parfois si douloureuse que l’on refoule comme on peut ce contact désagréable. Ainsi j’ai rencontré des exigences qui me dépassaient et pour conserver l’estime que j’avais de moi-même j’ai refoulé bien des revers amers. Je me suis enfermé dans une spirale négative où plus rien ne me semblait digne d’intérêt sinon des passions liées comme je l’ai écrit dans un autre texte au regard maternel et protecteur. Je me suis réfugié dans la musique et la poésie. Mais j’avais également un troisième refuge qui était ma pensée. J’ai toujours aimé penser.
C’est ainsi que j’ai sauvegardé ma dignité mais ces expériences ont laissé des traces que je cherche encore à conjurer. Le besoin de reconnaissance est si fort qu’il nous hante bien des années après le dédain subi. On cherche à plaire à nos bourreaux alors même qu’ils ont disparu de nos vies.
Mais sans doute mes professeurs ont voulu mon bien, ils nous voulaient excellents. Cette question demeure : nous ne pouvons rien vouloir de meilleur pour de jeunes gens que l’excellence mais que faire de ceux qui n’en ont pas le goût ? Comment ne pas les maltraiter en leur présentant chaque jour le bilan de leur nullité ? Et n’est-ce pas une plus grave insulte encore que de leur faire croire que leur niveau est passable quand ils n’ont rien réussi ? Je me souviens que je rêvais seulement d’échapper à ces jugements, ces bilans, ces notes, cette confrontation brutale avec la réalité. Car sans doute nous ne sommes pas seulement cela que l’on dit de nous.
Pourtant cet exemple montre que nous sommes en grande partie dits. Au moins autant que nous disons, nous sommes dits. J’ai vécu une véritable dissociation à l’époque où j’étais élève entre le jeune homme de talent que je croyais être et les avis négatifs que donnaient de moi mes multiples et divers professeurs. Il est vrai que j’ai baissé les bras et que je me suis découragé. Puisque j’étais jugé indigne d’être un bon élève, j’ai jugé l’école indigne de moi.
Ce qui était un tort que je faisais bien plus à moi-même que je n’en faisais à l’école. En réalité tout le programme scolaire était passionnant et très digne d’intérêt. Aujourd’hui que je le reprends à mon compte j’en suis très conscient. Il est vrai que j’ai conjuré quelque peu mes démons d’infortuné mauvais élève en étant cette fois un bon élève à la faculté de lettres classiques. Mais une nouvelle dissociation s’était produite, cette fois entre les matières littéraires où je me croyais doué et celles scientifiques qui me paraissaient bassement techniques. Tout cela est parfaitement idiot, ce n’était qu’un moyen pour moi d’évacuer le mauvais élève et de trouver une justification ontologique à mes échecs qui n’avaient d’autre cause que ma paresse et mon manque de persévérance.
Il est étonnant de voir à quel point ce que l’on imagine que les autres pensent de nous peut devenir un axe autour duquel tourne notre vie, surtout si ce jugement est porté par le grand autre, tel que peut l’être l’école. Cette instance qui donne le sens de ce que nous sommes. Il n’est qu’à voir le comportement des adultes, par exemple parents, envers l’école : c’est leur conflit psychique qu’ils règlent souvent à travers leurs enfants, un transfert s’opère à travers leur progéniture. Nous cherchons notre nom à travers ces instances que l’on vénère, que l’on déteste, mais dont le jugement ne nous est pas indifférent. Il est comme le jugement de la réalité même. Or, il l’est dans une grande mesure. En effet, face à un contrôle, nous sommes face à nos responsabilités, face à notre valeur objective, réelle.
Aujourd’hui que je suis passé de l’autre côté, celui des éducateurs, je m’aperçois à quel point sont nombreux ceux qui comme moi plus jeune se retrouvent brutalement confrontés à la réalité et préfèrent remettre en question celle-ci, plutôt que de se remettre en question eux-mêmes. En effet, le nom qui leur a été donné ne leur convient pas. Mais on ne s’arrache pas si facilement à ces noms qui nous collent à la peau longtemps après que l’on ait cru désamorcer leur pouvoir significatif. Ensorcelés par le langage des autres nous essayons de prouver encore et encore la valeur de notre véritable nom afin de faire se dédire celui qui par définition ne peut plus reprendre sa parole puisqu’il a disparu de notre vie. Voilà en quoi cette quête est pathologique, elle est vouée à être répétée indéfiniment sans jamais atteindre son but, vrai supplice de Tantale, elle ne peut réussir. Voilà en quoi le passé est un spectre d’airain.
Tout ce qui fut ne peut plus être changé, la flèche du temps est irréversible et nous sommes impuissants à corriger le souvenir de nos échecs.

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