« Islamo-gauchiste ! »

Publié le par Grégor

Une des gloires de la France est à mon sens ses intellectuels. Que peut donc signifier ce terme d’intellectuel ? L’intellectuel est d’abord celui qui s’intéresse à l’Autre, qui essaie de penser l’altérité. Il s’agit donc d’une tâche, difficile et exigeante, celle de comprendre ce qui n’est pas soi, d’aller vers l’ailleurs. Les intellectuels en France ont de nombreux ennemis, ceux qui par paresse, préjugés, ou autres maladies de l’âme, voudraient disqualifier toute réflexion sur l’autre, toute nuance quant aux termes à employer pour qualifier ce qu’on ne peut immédiatement envahir de la pénombre de notre Je. Je suis ceci, je suis cela : ce procédé d’identification assez étrange à ce que l’on croit honorer de son Moi.

Ainsi la civilisation musulmane et son monde sont-ils réduits à des clichés racistes et violents. Une dictature idéologique tente d’opposer deux camps caricaturaux et nous somme de choisir le nôtre, d’être dans l’armée des islamophobes ou dans celle des terroristes. C’est ainsi qu’en temps de guerre chacun est entrainé de force par les extrémistes. 

Les intellectuels sont accusés d’être des islamo-gauchistes et de faire le jeu des terroristes : ce sont des collabos !

Pourquoi les intellectuels ? Justement parce que leur tâche est de comprendre. Non pas de véhiculer leurs fantasmes et leurs associations d’idées simplistes, cette connaissance du premier genre contre laquelle nous met en garde Spinoza et qui n’est jamais adéquate à la réalité, mais dépend plutôt des hasards et des coïncidences que notre paresse intellectuelle regroupe en amalgames grossiers.
Ce genre de connaissance est tout bonnement la racine de toute superstition. Or, s’il est une chose qui nourrisse les diverses idéologies sectaires et obscurantistes, c’est bien la superstition.


Comprendre la réalité demande un effort de réflexion critique contre ces associations d’idées simplistes afin d’essayer d’appréhender la complexe causalité des phénomènes du monde. La causalité des actions humaines est d’autant plus complexe qu’elle n’est pas, selon moi, toute soumise aux lois nécessaires de la Nature. Une part de Volonté et donc de liberté guide les actions des hommes qui ne peuvent pas dès lors être totalement déterminées a priori. C’est pour cette raison que nous avons une morale, des notions de Bien et de Mal, et une justice qui condamne les actes répréhensibles. Si la tâche des intellectuels est de comprendre, leur compréhension des phénomènes humains sera donc toujours limitée et ne nous apportera jamais la parfaite sécurité vis-à-vis de l’Autre et de sa liberté redoutable.

Cependant notre éthique peut faire appel à la raison d’autrui, en lui montrant combien la coopération entre les hommes est profitable à chacun. Ainsi naissent les sociétés et le sentiment commun de ce qui est juste ou ne l’est pas.

Cet appel n’est pas unilatéral, car trouver la juste mesure, un compromis, exige de chacun qu’il soit capable de se voir à travers le regard de l’autre. Nous devons être capables de discuter.

Comment discuter ? Je pense à Montaigne et son célèbre texte de L’art de conférer. Le principe le plus essentiel de ce texte merveilleux est, me semble-t-il, de ne jamais commencer une conversation sans être disposé à pouvoir changer d’opinion. À quoi bon discuter si nous n’en obtenons aucun fruit ? Et quelle victoire serait plus profitable que celle que nous remportons sur nous-mêmes ?

De quoi pouvons-nous discuter ? Les scientifiques, par exemple, discutent entre eux des lois de la Nature, ils en étudient la nécessité, c’est-à-dire comment tel phénomène succède à tel autre sans qu’il puisse en être autrement.
Ces phénomènes de la Nature sont parfaitement prédictibles et la méthode qui permet de les comprendre est rigoureuse et exacte. Elle a d’ailleurs servi de modèle dans bien d’autres disciplines que celle de la Nature.


Si nous voulons aborder le domaine des actions humaines, bien sûr, comme nous l’avons dit, la méthode ne peut pas être strictement identique. Pour autant, l’une des méthodes utilisée consiste à s’en tenir aux faits. En effet, cette méthode permet bien souvent de court-circuiter les interprétations douteuses et de trouver un terrain d’entente commun, un socle à notre discussion. Cette méthode est d’ailleurs utilisée en histoire et cela n’est pas étonnant puisqu’elle nous renseigne davantage sur ce qui s’est passé que sur ce que l’on doit faire. Cette dernière question étant politique.

Or, cette question de l’agir humain est sans réponse. Quel parti devons-nous prendre ? Quelles sont nos valeurs ? A-t-on vraiment besoin d’intellectuels pour agir ? De se comprendre les uns les autres ? La démocratie est-elle le meilleur ou le moins pire des régimes ?

Un avantage de l’idée démocratique est, me semble-t-il, qu’elle s’adresse à chacun également. Sa maxime étant de pas faire à autrui ce que nous n’aimerions pas qu’il nous fasse. Ainsi les lois sont les mêmes pour tous, elles ont un caractère universel. Cet idéal démocratique où chacun recherche l’intérêt général et où cet intérêt général doit être déterminé par le consensus entre citoyens qui ne recherchent pas leur intérêt particulier mais celui de tous, en élaborant des lois et des maximes universelles, me semble plus rationnel que n’importe quel autre régime. En effet, des lois partiales peuvent séduire ceux qui en tirent avantage, mais rien ne peut leur garantir que la fortune les appuiera toujours, soit que les infortunés se révoltent, soit que leur situation personnelle se dégrade au point de devenir eux-mêmes des déclassés.

Nous voyons qu’une morale juste et universelle semble préférable à toute autre, parce que s’adressant à chacun, elle est audible par tous et qu’elle semble le meilleur compromis entre des êtres raisonnables qui désirent vivre ensemble.

C’est donc par la raison que nous pouvons tenter de répondre à la question politique du que faire ? en suivant non pas notre intérêt particulier mais celui universel de l’intérêt général. Cette disposition à agir en être universel pourrait sonner comme la plus creuse des maximes si son contenu n’était enrichi par l’effort constant de se mettre à la place d’autrui, effort dont les intellectuels ont fait profession. Nous savons bien comment cette prétention à l’universalité a pu servir historiquement à couvrir les méfaits d’intérêts partisans et combien les déclarations de principe peuvent masquer la réalité des inégalités tout en servant de caution auprès des gens crédules. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’intellectuels qui étudient dans le détail l’application des maximes universelles grâce auxquelles les sociétés peuvent enfin s’apaiser.

Pour autant, nous devons cultiver cette disposition à agir pour l’intérêt général. Il me semble que notre société comprend mal ces principes, des intérêts partisans s’affrontent sans chercher à s’élever au-delà de ces contradictions, sans chercher un point de vue plus universel qui comprendrait et dépasserait les antagonismes. Si la contradiction est le moteur de tout mouvement dialectique, elle n’est que mouvement vers l’éclosion d’une vision plus large. Or, beaucoup de nos concitoyens n’envisagent pas que leur pensée puisse se mettre en mouvement et restent figés sur leurs positions, essayant de faire violence à l’autre, comme si la haine naissait de la stagnation des esprits.

Le fond du problème me semble être la capacité à accepter l’Autre. Bien sûr nous avons été confrontés à ce qui est proprement inacceptable, des actes barbares, une violence terroriste. Notre tâche est de la comprendre afin de mieux la combattre. De nombreuses explications peuvent être avancées et chaque courant idéologique affirmera que son explication est la seule véritable.
Pourtant lorsque l’on essaie de comprendre les motifs des actions humaines la prudence est de mise. Cela signifie-t-il qu’il faut refuser de combattre puisque nous ne pouvons tout à fait comprendre ? Est-ce qu’un excès de prudence paralyse notre action et fait le jeu du terrorisme ? Il est vrai que parfois une action aveugle est préférable à une torpeur plus lucide.  Pour autant combattre les mauvaises causes n’a jamais conjuré les maux qui nous affectent et combattre les yeux bandés ferait tout aussi bien le jeu du terrorisme. Et surtout cette menace d’être trop complaisant à l’égard de celui qu’elle qualifie à tort d’ennemi est une tactique qu’utilise toute idéologie sectaire afin de rompre toute discussion possible.


En effet, une morale universelle ne s’oppose pas d’ennemi, elle ne voit pas de mal radical, seulement ce qui est avantageux pour tous ou ce qui ne l’est pas. Un être rationnel devrait obéir à de telles lois de son propre chef, sans que nulle contrainte extérieure n’entrave sa volonté. Pourtant, et nous suivons en cela la leçon de Spinoza, certaines personnes par ignorance n’obéissent aux lois qui leur sont pourtant favorables que sous la menace. C’est sans doute la raison pour laquelle la police existe et contrôle l’application des lois.

Bien sûr notre discours abstrait suppose une loi parfaitement juste et équitable, et certaines personnes à juste titre pourraient contredire un tel présupposé, en montrant par exemple les nombreuses injustices sociales ou autres. Pourtant je me souviens ici de la leçon de Socrate en prison, qui bien que condamné injustement à la mort, refusa de s’en échapper au nom du respect qu’il avait eu toute sa vie pour les lois de sa cité. En effet, même si elles sont imparfaites, les lois sont avantageuses dans leur ensemble, si l’on pèse le pour et le contre. Et il semble judicieux de faire évoluer ces lois dans ce qu’elles ont encore d’imparfait plutôt que de remettre le principe en soi de légalité en cause.

Concernant les affaires religieuses, il me semble que nous avons ici affaire à un épineux problème. Les religions traitant de questions qui le plus souvent ne peuvent être appréhendées par la raison, comment pourraient-elles entrer dans le débat public ? En effet, comment peut-on obliger un homme à croire contre sa raison des affirmations sans fondement réel ? Si chacun invente selon sa fantaisie des causes impossibles, des phénomènes contre nature, alimente les superstitions les plus diverses, alors toute discussion devient impossible et c’est ainsi que l’esprit sectaire détruit celui de concorde.

Spinoza reconnaissait aux religions un seul mérite, celui d’édifier une morale. En termes de connaissance, en revanche, les textes sacrés qui revendiquent des phénomènes miraculeux et contre nature, ne font que subjuguer les ignorants afin, dans le meilleur des cas de moraliser leurs actions et dans le pire des cas de servir aveuglément leur cause.

Les ignorants sont nombreux et Dieu n’est pas leur seul asile. Tous ceux qui ignorent les véritables causes des phénomènes et se précipitent dans des explications inadéquates font le lit de la superstition. Je ne m’étonnerai jamais assez de ce que les hommes, et à commencer par moi-même, sont toujours persuadés de détenir la vérité alors même que leurs connaissances sont fragiles et imparfaites. Les rares savants à pénétrer la secrète complexité du réel et à en comprendre les détails, parfois, nous détournent de notre hybris. Mais le plus souvent nous sommes aveuglés par nos préjugés et là où nous crions le plus fort, là où notre violence nous emporte le plus, nous entendons le moins et ne comprenons presque rien.

Je comprends que des croyants puissent se sentir offensés par des caricatures, le seront-ils moins par les écrits de Spinoza où celui-ci critique les textes sacrés et leur manque de crédibilité du point de vue de la connaissance ? Les religions peuvent être dangereuses en ce qu’elles tiennent des fables pour sacrées et ne supportent pas la confrontation avec la réalité. Elles peuvent être ennemies de la concorde en ce qu’elles interdisent toute discussion avec l’autre, chacune s’accrochant à son pieux mensonge, elles ne peuvent jamais trouver de terrain commun sur lequel bâtir une vérité qui rassemble les hommes. Elles pêchent même dans la méthode, car s’il suffit qu’un prophète ait écrit je ne sais quel miracle surnaturel pour qu’il devienne une vérité. Par quel moyen réfuterons-nous ceux qui inventent n’importe quoi selon leur fantaisie ?

Les religions ne peuvent donc pas entrer dans la sphère publique, elles sont contraires à la République et portent assez mal leur nom, car loin de relier les hommes, elles les divisent au nom de préceptes qui ne peuvent jamais obtenir le clair assentiment de notre intelligence. Si la République tolère tel ou tel adepte d’une religion quelconque ce n’est qu’à la condition que ses croyances demeurent dans le cercle de sa sphère privée. Il n’est, en effet, nul moyen pour des croyances dénuées d’objet, de faire leur preuve dans le domaine public et ne pouvant convaincre personne elles ne peuvent qu’attiser l’incompréhension entre les citoyens.

Quelles vaines disputes que celles qui se cristallisent autour de sujets impossibles et où chacun se fait le champion d’une vérité qu’il ignore. Quelle perte de temps que de combattre pour imposer des idées qui flottent dans le vide d’allégations sans fondement. Vraiment l’imagination nous joue des tours et s’il est difficile d’admettre le néant de notre mort prochaine, cette difficulté me semble bien plus surmontable que les querelles incessantes de ceux qui ont fait profession de promettre une vie après la mort.

La fureur théologique qui s’empare des esprits dès lors que l’on ose toucher à leurs dogmes sacrés est vraiment effroyable pour nos consciences athées, car elle semble incurable. Rien ne peut la raisonner. Et pourtant nous devons essayer d’éduquer les consciences à la liberté de penser. Les croyants se sentent libres lorsqu’ils enchaînent leur esprit à des préceptes dont ils ignorent le fondement, lorsqu’ils vouent leur vie à un texte dont ils ne peuvent vérifier la validité. Alors que leur morale est toute hétéronome, ils se croient libres et accusent de blasphème toute pensée autonome. Celui qui veut savoir par lui-même est souvent rejeté par les religions, on dit de lui qu’il est orgueilleux, prétentieux et toute éducation religieuse consiste à enfermer le croyant dans ses préjugés et à lui interdire de comprendre le sens de ses actes.

Il n’est pas étonnant que de telles différences dans la vision de l’homme engendre des conflits. Quand une éducation laïque vise l’assentiment de la raison de celui qu’elle éduque, l’éducation religieuse vise l’asservissement de son disciple à des préceptes qu’elle-même est incapable de défendre. Le seul argument religieux est un argument d’autorité. Si chacun pouvait s’entretenir avec Dieu, je ne tiendrais pas un tel langage, je serais, ainsi que tout un chacun, convaincu par mes propres sens de l’existence de Dieu. En vérité, personne ne s’est jamais entretenu avec Dieu mais il a suffi qu’un malin fasse croire à quelques naïfs qu’il avait ce privilège pour que naissent des religions et je m’étonne de ce que tous ceux qui étaient privés du don de voir Dieu n’aient jamais eu de doute quant à la véracité de ce qui leur était si évidemment refusé.

Sans doute les hommes aiment-ils croire et se raconter des histoires et préfèrent-ils être bernés plutôt que d’accepter le monde tel qu’il est. Pourtant il est bien des motifs dans ce seul monde d’étonnement et la réalité est, pour peu que l’on cherche à la comprendre, d’une richesse et d’une complexité qui défie toute imagination. Nos contes merveilleux sont souvent simplistes, manichéens quand la réalité historique nous enseigne toutes les nuances du cœur humain. Il en va de même pour les fables religieuses, elles rassurent parce que leur sens est simple.
Nous payons cher notre plaisir des choses fabuleuses si finalement ce que l’on croyait susceptible d’agrandir notre possible, l’appauvrit.


En effet, nous ne marcherons jamais sur l’eau, ni ne guérirons des malades par l’opération du saint esprit, tous ces fantasmes ne nous sont d’aucune utilité pour atteindre nos buts. Ils ne nous rendent pas capables de réaliser plus de choses. C’est pourquoi, tout en donnant l’illusion de nous rendre plus puissants, ils nous affaiblissent.

La superstition religieuse n’a donc que des désavantages et c’est le devoir de tout citoyen d’en être un adversaire, mais un adversaire courtois. En effet, comme nous l’avons vu, celle-ci sème la discorde au sein d’un État, asservit les citoyens autonomes qui deviennent les vulgaires serviteurs de dogmes auxquels ils ne comprennent rien, enfin la superstition rend impuissants ses adeptes en leur donnant l’illusion d’une toute puissance. Cependant je ne suis pas favorable aux excès et c’est avec douceur et mesure selon moi que nous devons combattre la superstition et la religion, qui sont deux mots qui recouvrent une même idée, et non par mépris et violence. J’ai moi-même été croyant et je m’en souviens, j’ai aussi croisé dans ma vie des croyants remarquables, alors si mon texte est sans concession à l’égard de l’idéologie des religions et de leur superstition, je me garderai bien d’insulter les croyants et de chercher à les blesser. Pour autant, j’estime qu’il est naïf de croire et qu’il faudrait dans l’absolu vérifier chaque propos tenu avant d’y accorder la moindre créance. Vraiment je ne peux assez m’étonner du manque de jugement des croyants concernant leurs dogmes, alors qu’ils ne peuvent s’empêcher de rire lorsqu’ils entendent ceux d’une autre secte. Vraiment cette parole de Jésus Christ est bien dite que les hommes voient la paille dans l’œil du voisin quand ils ne voient pas la poutre dans le leur.

Il me semble qu’en tant que citoyens éclairés notre devoir est d’être fermes vis-à-vis des ineptes affirmations des diverses religions, tout en étant indulgents vis-à-vis de ceux qui se laissent duper par elles, car nous ne savons pas si en ayant subi une autre éducation nous n’aurions pas nous aussi, par loyauté envers nos geôliers, refusé d’être libres et éclairés.

C’est une chance d’avoir eu une éducation libre de toute superstition religieuse qui nous invite à penser par nous-mêmes et à refuser de croire ce que nous ne pouvons clairement et distinctement comprendre par le libre exercice de notre pensée. Être capables de critiquer tout ce qui est avancé sans preuve et que l’on prétend inaccessible à notre lumière naturelle, tous ces dogmes et toutes ces croyances que voudraient nous imposer ceux qui prétendent posséder une autre lumière que la nôtre, ces voyants ou charlatans, voilà notre richesse.

Nous croyons au sens commun : et c’est à partir de lui que nous pouvons bâtir un monde commun.

Publié dans Philosophie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article