Sur la Mort

Publié le par Grégor

« Sans doute est-il étrange de n'habiter plus la terre,
de n'exercer plus des usages à peine appris,
aux roses et à tant d'autres choses, précisément prometteuses,
de n'accorder plus le sens de l'humain avenir ;
ce que l'on était, entre des mains infiniment anxieuses,
ne l'être plus, et même lâcher
notre propre nom, ainsi qu'un jouet brisé.
Étrange de ne pas désirer plus avant nos désirs,
étrange que dans l'espace tout ce qui fut lien
voltige, délié. La mort est dure, oui,
et que n'y faut-il rattraper avant
que l'on y sente un peu d'éternité ! »

Rainer Maria Rilke, élégie à Duino première

Personne ne peut déléguer un autre pour mourir à sa place.
Sinon, le problème de la pauvreté serait résolu depuis longtemps.
Chacun doit donc affronter sa mort, sa possibilité absolue, la plus propre, indépassable, de n’être plus.
L’inquiétude fondamentale, ou angoisse, est cette manière d’appréhender purement la mort, sans faire de celle-ci un événement extérieur qui ne nous concernerait pas directement. Nous éprouvons notre possibilité concrète de mourir, dans l’angoisse, sinon nous en parlons abstraitement comme d’un phénomène objectif.
La mort lorsqu’elle est appréhendée authentiquement nous permet de saisir la différence entre vérité ontologique et vérité ontique. En tant que vérité ontique la mort peut être expliquée, elle est toujours la mort d’un autre que nous, personne ne meurt véritablement, mais on meurt, ce n’est même pas un proche dont la mort nous affecte, ce n’est qu’un événement qui se produit, une mort purement théorique. Nous voyons l’insensibilité de la connaissance, savoir la mort, ce n’est pas l’éprouver. D’ailleurs qui l’éprouve, sinon celui qui n’est plus ?
Nous ne faisons que l’envisager, d’une manière plus ou moins authentique, en l’anticipant. C’est parce que nous avons cette capacité de vivre par avance notre avenir que nous pouvons appréhender par l’angoisse notre fin.
La vérité ontologique est du côte de cette appréhension véritable de notre pouvoir être le plus propre. Ce que nous sommes de plus propre nous apparaît le plus clairement dans son opposition à ce qui nous est le plus obscur : ne plus être. L’être se révèle dans son opposition au non être.
Il est sans doute encore temps de nous demander ce que nous faisons, ce que nous avons fait et ce que nous ferons en ce monde. Cet appel de notre conscience n’est-il pas particulièrement audible dans ces moments où nous sommes authentiquement placés devant nous-mêmes ?
Certes, une telle attitude peut aussi être critiquée. Le temps que nous perdons à appréhender notre fin, nous ne l’utilisons pas à mieux comprendre le monde afin de l’améliorer grâce à nos connaissances. La connaissance positive de la réalité du monde permet d’agir sur les choses et de mieux les maîtriser. Ainsi ce n’est pas en s’angoissant sur sa mort que l’on va trouver par exemple des remèdes à une maladie qui pourrait nous tuer. Cet argument est évidemment très pertinent. Et pourtant les vérités ontiques sur la mort des organismes, ne permettent pas d’approcher la vérité ontologique de l’appréhension angoissée de sa propre fin.
Il nous semble crucial de le comprendre. En vérité la connaissance positive est insensible, même si elle est très utile. Nous ne pouvons nous en satisfaire en conséquence.
Lorsque d’un saut nous franchissons la vérité ontologique nous risquons de devenir froids et inhumains.
Il me semble que dans nos sociétés ce partage se fait autour de la notion de la séparation entre espace public et espace privée. En public, nous sommes objectifs et froids. La mort est pour nous, hommes publics, un problème à résoudre. En privée nous pleurons nos morts, nous réconfortons le proche angoissé, nous gardons notre humanité. L’homme public se doit de rester « objectif », l’homme en privé a le droit d’être « subjectif ». Il nous semble que le moment subjectif est assez suspect. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir se débarrasser de cette « subjectivité » importune qui fait perdre du temps au grand projet « objectif » de l’homme public et actif. Voilà pour nous le danger, conscients tout de même, que l’autre option, d’un homme qui resterait totalement absorbé par son angoisse est aussi dangereuse. Mais, notre société divise les tâches. Sans doute que par déformation « professionnelle », nous avons passé beaucoup de temps à réfléchir sur ces questions existentielles, pendant que d’autres, plus actifs, ont, fort heureusement pour nous, effectué les tâches essentielles au fonctionnement de la société. Notre vision est donc déformée.

Il faut donc, sans doute, envisager un moyen terme entre ces pôles.
« J
’appelle mesure ce qui ne comporte, ni exagération, ni défaut » écrivait Aristote.

 

 

Publié dans Philosophie

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